Belle demeure. Grande, « exquise », délicate et raffinée. Tout à fait le genre de demeure qui me donne constamment la nausée. Ces massifs bien taillés et cette élégance ostentatoire m’évoque la petite bourgeoisie trop fière de sa richesse nouvellement acquise et ce bien que la famille Northumquelquechose appartienne sans conteste à la noblesse. Ma foi, si la noblesse anglaise est aussi fade, je risque fort de m’ennuyer à périr…
J’écrase sous mon talon ma cigarette, sans un regard pour le massif que je viens de ruiner. Bon sang, ces fleurs ont une odeur entêtante qui serait peut-être seyante dans le secret d’une chambre, mais certes pas ainsi dans un jardin. J’ai l’impression qu’on essaye de m’étouffer. Quelle… horreur.
Le domestique qui vient m’ouvrir est passablement guindé, exemple je le crois du légendaire flegme anglais, sans un mot il m’introduit dans le salon où m’attendent Lord et Lady Northchose. Guindée dans son corset, la dame me salue gracieusement, ravie selon ses dires d’accueillir une personne de ma condition. Je lui réponds avec toute mon hypocrisie, un sourire factice aux lèvres.
Mondanité. C’est un jeu auquel je sais me plier mais qui ne m’enchante guère, un jeu un peu trop faux pour moi, sans doute, moi qui ai tant horreur du mensonge. Rien que mon aspect aujourd’hui est un mensonge, cette robe longue, à col haut, blanche et parsemée de points noirs me semble être une ironie monstrueuse. A une femme comme moi ne seyent que le rouge et le noir.
Soudain, je remarque derrière mes « charmants » hôtes un étrange petit kobold qui tape des pieds d’un air impatienté. Un gamin, à peine sorti de ses langes, rien de plus qu’un petit ver qui profite des richesses de son père… ou peut-être pas. Il tape bruyamment du pied comme pour signifier son impatience, voilà qui m’arracherait presque un sourire, je me désintéresse totalement des ronds de jambe de Lord Truc pour m’intéresser à cet enfant. Il soutient mon regard. Amusant.
Je tire de ma poche une cigarette et l’allume ostensiblement devant les deux mondains qui en restent un instant choqués, pour eux sans doute le tabac appartient aux mœurs des dames de mauvaise vie, les chiennes du caniveau. Alors pensez-vous, une comtesse… Une comtesse qui fume chez eux !
- Herm… Peut-être, Milady, pourrions-nous demander à quelqu’un de… vous faire visiter la ville ?
La ville ? Je détache mon regard de l’enfant qui n’a cessé de me fixer et le plante dans celui du Lord. Veut-il donc m’imposer un de ces domestiques fades pour errer dans les quartiers chics qui n’ont aucun mystère à me révéler ? Ah certes non… Certes non. Mais voilà que ce gamin vient à ma rescousse de sa petite voix fluette…
- Père, voyons, je pense qu’un domestique n’est pas à sa place pour permettre à Lady Lindbergh de découvrir en paix les merveilles de notre cité.
- Thomas, vous êtes bien trop jeune pour escorter une Lady ! s’offusque sa mère.
Et vous, vous êtes bien trop niaise pour être la mère d’un jeune homme si intéressant.
Je ne peux m’empêcher de rire, tirant sur ma cigarette et soufflant la fumée au coin de ma bouche. De nouveau mon regard se porte sur « Thomas », appréciateur. Ce fils à papa est peut-être plus intéressant que prévu.
- Cela me plairait de visiter la ville avec toi Thomas.
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- Lady, je suis à vos ordres, quelle direction souhaitez-vous prendre ? Soho est certainement trop violent pour une dame, tout comme Whitechapel, je peux vous faire découvrir la city si vous le désirez ?
Trop de mots pour si peu de choses à dire. Je laisse échapper un soupir et lui tend une cigarette pour le faire taire. Les noms qu’il a prononcés ne me sont pas familiers, ou trop peu pour que je puisse leur donner un véritable sens… Whitechapel… Whitechapel… Ne serait-ce pas là que Jack l’Eventreur a tué des prostituées ? Un vrai gâchis. Tant qu’à faire, il aurait pu s’attaquer à des demoiselles de la haute société, comme cette Miss Dokins que j’ai rencontrée dans le train m’amenant de Douvres à Londres, une vraie petite idiote en rubans violets. Je passe le bout de ma langue sur mes lèvres. Whitechapel…
- Il n’y a pas d’intérêt à la City, Thomas. Le cœur d’une ville est l’endroit où la puanteur y est la plus exécrable.
Il semble content de m’entendre parler ainsi, sans doute est-ce un de ces enfants de riches qui aiment à se donner des sensations fortes en descendant dans les bas-fonds. Si ce pauvre gosse savait…
Je lui tends mon briquet pour sa cigarette, il l’allume d’un air ravi.
- Quel âge as-tu, Thomas ?
Il grimace.
- Seize ans.
- Je t’en aurais donné douze. Ne lorgne pas vers les cigarettes d’une dame, jamais. Elle risque de se méprendre sur tes intentions.
Je glisse dans une poche de mon manteau le paquet. Généralement ces objets se placent au niveau de la poitrine et je connais plus d’une dame qui auraient apprécié de sentir le regard d’un gamin à cet endroit.
L’air de Londres a quelque chose d’horriblement vicié, d’agréable en somme, une fumée noire et opaque propice à dissimuler quelque crime au coin de chaque rue. On m’a dit que les trafics d’opium faisaient rage au cœur de la ville – ah, voilà. A Soho.
L’enfant m’entraîne vers Whitechapel d’un air ravi, je me demande s’il sait vraiment ce qu’est le monde d’en-bas, cet endroit dont ne connaissent la signification que ceux qui ont réussi à y découper leur place dans la chair fraiche. Je doute que ce gosse ait jamais commis un meurtre. Il doit se prendre pour un gamin des rues comme ceux que j’ai vu chaparder lorsque le fiacre est passé à côté de la place du marché… Voilà qui me ferait presque rire.
En attendant, quitte à me laisser guider, attendons également de voir si le petit a des choses intéressantes à m’apprendre…